Artifex Mundi – (2012)
A la coupe, est le titre donné à la nouvelle exposition de Robert Suermondt à la Galerie Briobox, Paris. Occasion de revenir sur un travail protéiforme et en tout point cohérent. On a beaucoup écrit sur l’aspect cinématographique de ses peintures – Suermondt est un maître du cadrage et du mouvement- mais il serait dommage d’évacuer l’analyse au profit d’une description apologétique d’un chaos magnifié en ses points ultimes de suspension. L’artiste offre finalement beaucoup plus que des images. Il met en scène le désir de nous y unir, et donc cette tragédie qui nous est constitutive : le renoncement à notre part manquante, ce reflet que Narcisse ignorait tel. Inaccessible et pourtant consubstantiel à notre être.
On se souvient d’abord des paysages réversibles, huiles sur toile d’ensembles urbains de facture réaliste et qui abîmaient le regard en de subtils effets miroirs suggérant que l’envers était aussi l’endroit. Si ces peintures induisaient une certaine emprise sur le corps du spectateur, invité à courber son regard ou, mieux, manipuler la toile, la dimension spéculaire du travail était finalement contenue en ses surfaces tangibles, sans qu’aucun trouble, autre que perceptuel, ne participe de cette projection/aspiration du regard que l’artiste développa ensuite. La surface pouvait se lire en miroir, mais n’en était pas un. Robert Suermondt abandonna ce travail assez vite, lassé d’une pratique qui aurait pu s’épuiser en formule. On peut aussi faire l’hypothèse d’une ambition plus grande, ou d’une intuition plus ferme sur la portée anthropologique que peut avoir l’art lorsqu’il cherche à interroger les enjeux normatifs et performatifs de la représentation.
Normatifs d’abord. La série de tableaux et collages produits entre 2006 et 2009 (1) aborde de façon aussi outrancière que juste la question de l’aliénation. Sous un angle très critique, Robert Suermondt questionne l’image médiatique en ses aspects les plus totalitaires. Emblématique de cette période, Exe suggère symétriquement une passion narcissique effroyable et le néant sur lequel celle-ci débouche inexorablement. Sous l’emprise du même, les individus peints par l’artiste s’agglutinent telle une nuée d’insectes sans visage, les bras chargés de cameras et de micros, refoulés au centre de l’espace pictural, point nodal où s’engloutit l’altérité et la raison. Exe, saturée de formes et fourmillant d’éclats, se fait paradoxalement figure du vide, l’expression d’une infinie douleur et d’un parfait aveuglement. A l’image de Narcisse, qui « prend pour un corps ce qui n’est que de l’eau (2) », la foule semble vouloir doubler la logique même de la représentation : l’écart nécessaire entre soi et « l’autre de son image », ce régime d’interlocution dont la dimension spéculaire institue le sujet en tant qu’être divisé, c’est-à-dire comme source et reflets d’altérités.

Sans quoi l’image dévore. Ce constat, inlassablement repris par certain, aurait pu engager Robert Suermondt dans une reconduction infinie du principe. Mais l’artiste a toujours su émanciper son travail de la reproduction. A l’image de ses peintures et collages, sa pratique est faite de coupes, de sursauts et d’échappées.
L’abandon récent de toute trace d’élément figuratif dans ses peintures ne déporte pourtant pas son travail hors d’une réflexion critique sur le caractère intrinsèquement dogmatique des images. Il faut entendre le terme selon son acception anthropologique, telle que proposée par Pierre Legendre (3): les images, nous en sommes d’abord le reflet. Au-delà d’une arme symbolique qui manipule parfois jusqu’au meurtre de soi et des autres, la relation spéculaire dialectise notre rapport au monde et nous y ancre aussi poétiquement. Point de départ et d’arrivée de toutes formes de régulation sociale, les représentations nous donnent corps autant qu’elles façonnent le monde. J’ignore quelles relations Robert Suermondt entretien avec lui. Ses dernières œuvres en tout cas le questionnent au point d’en tordre les formes jusqu’à l’implosion.

Tout est ici instable, vivant, rétif à toute fixité et définition. L’image est un feu qui ne se consume pas : Exe fait place à Esse. La parenté entre les deux diptyques ne tient pas seulement à leur dispositif d’accrochage – deux toiles exposées symétriquement sur un angle de la surface d’exposition. Ces peintures peuvent se lire comme les deux faces, sombres ou lumineuses, d’un même processus d’identification. Gagné au prix d’une néantisation pour l’une, embrasé du désir d’altérité pour l’autre. Esse, tout comme les travaux récents de Robert Suermondt, fonctionne comme les figures de Rorschach. On s’y projette d’autant plus profondément que le piège visuel est un piège à penser.
L’espace pictural se délite en fragments, semble aspiré en son centre. Il est question d’espaces désarticulés, de traces indicielles de métamorphoses, de lignes de fuite qui semblent recomposer à l’infini un ensemble de formes en suspension, génératrices d’une architecture vertigineuse, ouverte et délirante. Suite de seuils et d’intervalles, la composition semble se déployer à l’unisson d’un désir affranchi de tous cadres. L’image ne se révèle qu’en ses transformations et s’étend en un tumulte extasié, contre tout retour des choses…
Cette clameur exige une distance, un recul nécessaire. Et le regard de se projeter, d’osciller et d’arpenter ce qui devra finalement se penser ou s’écrire, à défaut d’être épouser.
B. Dusart.
L’Art Même, décembre 2012
- Réunies dans le catalogue Robert Suermondt. Redistribution des pièces, Texte de Pierre Sterckx, La lettre Volée, 2009.
- Ovide cité par Pierre Legendre in Leçon III. Dieu au Miroir. Etude sur l’institution des images. Fayard, 1994.p.47.
- Pierre Legendre, Leçon I. la 901° conclusion. Etude sur le théâtre de la raison, Fayard, 1998.