Robert Suermondt

Le regard engouffré – (2009)

Texte de Tristan Trémeau, paru dans l’ « Art Même » en fin novembre 2009

« À la reproduction en masse correspond une reproduction des masses. Dans les grands cortèges de fête, dans les monstrueux meetings, dans les manifestations sportives qui rassemblent des masses entières, dans la guerre enfin, c’est-à-dire en toutes ces occasions où intervient aujourd’hui l’appareil de prises de vues, la masse peut se voir elle-même face-à-face. (…) Les mouvements de masses, y compris la guerre, représentent une forme de comportement humain qui correspond tout particulièrement à la technique des appareils ».
(Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, dernière version de 1939)

Il est des textes qui, longtemps après leur parution et malgré la congruence de leur propos avec une situation datée, demeurent des réservoirs essentiels pour penser ce qui a lieu dans des pratiques actuelles en raison de leur extraordinaire faculté d’analyse critique et articulation d’enjeux tant esthétiques que politiques. Ainsi, face aux tableaux, collages et maquettes de Robert Suermondt, qui ont pour base iconographique des photographies de mouvements de foules dans des contextes sportifs, guerriers et politiques, n’ai-je pu que songer à ce que Benjamin écrivait, dans une note en bas de page au début de l’épilogue de son inépuisable L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique. Ce qui frappe d’abord dans de nombreux tableaux de Suermondt est l’accumulation de bras et de mains tendus vers des objectifs, en l’occurrence des figures médiatiques, dont on perd toute identification possible (à moins d’être un fan de ces personnalités ou un accro aux images médiatiques) en raison de l’effacement de leurs visages. L’attention se fixe alors sur ces gestes anonymes d’individus faisant foule, d’autant plus que le reste de leurs corps est coupé, rejeté hors champ (La gagne, 2008, Fin de règne, 2009, Feu au canard, 2009). Des gestes synonymes d’adulation, d’acclamation ou de communion qui, ainsi focalisés et accumulés, peuvent traduire et générer de l’angoisse, laquelle se nourrit également de l’appréhension que peut provoquer la conscience d’une accumulation massive de ce type d’images.

À la masse figurée correspond, comme l’écrivait Benjamin, la masse des images — que découpe et archive l’artiste — et des appareils. Ceux-ci apparaissent dans les œuvres de Suermondt : appareils photos, caméras, micros tendus peuvent même devenir le motif de vastes compositions picturales, au point d’engloutir la face du sujet visé (Exe, 2006). On devine que là est une problématique récurrente du travail de Suermondt. Benjamin évoquait le face-à-face de la masse avec elle-même comme base d’un processus d’esthétisation fasciste du politique mais aussi et contradictoirement comme potentialité d’émergence d’une politisation de l’esthétique (tout dépend, du point de vue du philosophe, du dispositif d’exposition de la masse à elle-même). Loin de la dialectique en laquelle Benjamin voulait croire — le vrai peuple faisant politiquement visage malgré la masse, versus l’ordonnancement esthétique de la masse vers un guide comme point de fuite —, toutes les figures perdent la face dans les œuvres de Suermondt, qu’elles soient célèbres et qu’autour d’elles s’orchestrent des dispositifs de fascination, ou qu’elles soient anonymes, prises dans la foule par l’artiste à l’aide d’un appareil photo.

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La Pensive, 2009, 70x80 cm, huile sur toile et photo sur aluminium

Ces dernières photographies, qui constituent des documents de travail pour l’artiste à l’instar des coupures de presse qu’il collecte, intègrent depuis peu des diptyques, mi-picturaux, mi-photographiques (La pensive ou Avant Mars, 2009), où tout joue sur les effets de continuité et d’écarts entre les images fragmentées. Quelque chose de l’ordre du désir passe dans ces frottements et ces différences, qui opposent leur caractère énigmatique à la violence des images d’appareils et de membres en masse. Dans le même temps, ces diptyques continuent de traduire des mouvements de plongée dans les détails et fragments non seulement de corps, de gestes, de vêtements, d’objets, mais plus encore de peinture. De fait, les continuités et espacements définissent ce qui a lieu à l’intérieur de tous les tableaux, ils témoignent d’un processus qui, une fois passée une étape de plongée jusqu’à l’aveuglement (on devine que Suermondt n’y voit plus grand’chose à certains moments), implique un travail sensible sur les passages entre les fragments, pour que l’ensemble respire. De ce double mouvement d’engouffrement et de distance du regard, témoignent les maquettes de mise en espace des tableaux, conçues par Suermondt. Tout ceci concourre à solliciter visuellement et tactilement le regardeur, qui éprouve à son tour appréhension et désir pour ce qui a lieu picturalement dans ces œuvres, au-delà de ce qui s’y identifie comme problématique sur les images.

Tristan Trémeau