Robert Suermondt

Le champ scopique de la peinture – (2006)

Christine Jamart
Texte paru dans L’art Même, 2010

A l’inflation des images et à la saturation conséquente du regard, s’interpose l’œuvre peinte de Robert Suermondt engageant le spectateur dans une dialectique riche et complexe de redéfinition iconographique et langagière.

Si, considérant la vague exponentielle des moyens d’expression actuels, faire choix de la peinture comme pratique fondatrice s’avère complexe et signifiant à maints égards, aborder l’image peinte l’est encore davantage, la représentation renvoyant à la question combien active et multiple du sens de celle-ci et de son interprétation.

Après le déferlement d’images en peinture au début des années 80 (figuration libre, trans-avant-garde, bad painting, néo-expressionnisme, …) et la (longue) période de mise en suspend qui s’ensuivit au profit de pratiques installatoires et contextuelles inscrites dans le corps social, la peinture se voit toutefois réactivée, depuis une dizaine d’années principalement, dans sa capacité même à interroger et à déjouer les stéréotypes de vision engendrés par le tout à l’image, voire à questionner le champ du virtuel. En pareil contexte, la peinture de Robert Suermondt (Genève, 1961 ; vit et travaille à Bruxelles et La Haye) –à appréhender au sens élargi de son actuelle redéfinition, à savoir incluant films, photos, diapositives, tirages digitaux…-, récemment exposée en la Galerie Fabian & Claude Walter de Zürich, participe d’une pratique aguérrie du dévoiement de l’image à l’œuvre au sein d’un dispositif visuel et langagier.

Extraite de coupures de journaux, l’image indicielle est, dès l’abord, lieu d’interprétation hautement modulaire, tramé par le support médiatique qui lui fait en quelque sorte écran et dont la perte inhérente à son mode de transmission et de diffusion n’est pas sans exercer d’attrait sur le peintre. Son déplacement dans le champ du pictural induit une double (re)formulation au sens où la préemption initiale s’accompagne d’un procédé de recadrage en modifiant le mouvement de lecture. D’origines diverses, les images prélevées des quotidiens partagent néanmoins de mêmes effets de foule tandis que leur resserrement respectif focalise sur la confluence nodale d’éléments épars tels bras et mains saisissantes et brandissantes. Celles-ci qui, par nature ne connaissent pas de position inversée, assument souvent un rôle de pivot, déjouant l’assisse du tableau. La notion même de centre induisant ipso facto celle, corollaire, de déportation, le tableau, espace de projection par excellence, loin de stabiliser une interprétation, la reformule inlassablement. Ainsi, tout vocable formel inscrit en ces œuvres sur un même plan –figure et fond participant d’une même congruence-, concourt-il à la mise en question de l’image, en cette tension engagée entre réalité et représentation. Si la peinture de Robert Suermondt mène une approche critique de la structuration du visible et de l’expérience sensible et cognitive qui en est faite, elle n’est pas sans aborder, de manière tout aussi complexe, son mode d’exposition et de réception. En témoigne une série de “ vues projectives ”, autant de dispositifs visuels au départ de salles miniatures où sont accrochés des tirages d’œuvres réduites à l’échelle de vignettes, véritables espaces laboratoires d’exposition ensuite photographiés. Outre de jouer de l’ambiguïté de l’échelle et du registre fiction/réalité, ces clichés, sortes de scénographies du leurre en clair-obscur conçues pour être vues d’un point fixe, démultiplient les rapports combinatoires fond/forme, œuvre/espace, tout en ramenant ces articulations contrapunctiques sur un même plan et, dès lors, vers un ailleurs…

Ce mouvement de déportation et le dévoiement qui s’ensuit, à l’œuvre dans les photographies et les tableaux, opère également en la pratique installatoire de l’artiste qui joue de la contiguïté et de l’échange de registres divers tels la mise en diptyque d’une peinture et de sa reproduction digitale ou l’extraction du tableau d’un espace oculaire en forme de tondo, ensuite photocopié en noir et blanc, dont la rotondité libère encore davantage d’un sens induit d’accrochage et de lecture. A l’instar de ce qui se déroule dans les photographies, l’exposition (re)formule les éléments constitutifs d’un questionnement dialectique de l’image picturale. Son intitulé, La nuit du bal, lance une invite à la faculté du spectateur d’engager et d’aiguiser un regard fluide et actif et de franchir les écarts syntaxiques et topologiques de l’œuvre charriant nombre de renvois et de mises en abyme. Il induit tout autant une idée de latence, d’événement à venir, en relation étroite avec le phénomène d’occurrence des tableaux. Ce mode d’apparition progressive est particulièrement saillant dans la projection d’un carrousel de diapositives déclinant une suite de variations librement inspirées de l’effigie de Donald Duck et de sa ligne claire (“ Dove sono i Cattivi ? ”). A la succession de dessins déjà sensiblement animés d’une écriture quasi filmique, s’imprime une articulation cadencée qui, progressivement, libère une iconographie dérivant d’une image indicielle, dont la reproduction de détails ponctue le défilement de la projection et produit du lien là même où il indexe l’écart. Peut-être n’est-il pas ici sans intérêt de rappeler la pratique filmique de l’artiste et, au-delà, de pointer les rapports de montage et de dynamique interne qu’entretiennent ces dispositifs d’espace et de représentation que sont la peinture et le cinéma.

I Cattivi, 2006, 40x40 cm , encre sur papier

L’oeuvre de Robert Suermondt, pour aussi pensée et articulée soit-elle, relève de la notion d’échange au sens ontologique du terme. Tant à distance de visions (dés)incarnées, d’expressions intérieures ou de mythologies individuelles que d’une filiation moderniste référencée, sa conception de l’art emprunte à l’idée d’interface, lui assignant ainsi une fonction d’échange, rendue possible en ce qu’il se tient précisément en deçà. Pourvoyeuse d’entrées et de lectures multiples et fécondes, cette peinture littéralement sans visage(s) n’a autre objet qu’elle-même, à savoir sa capacité intrinsèque à formuler du visible, autrement dit du sensible et de l’intelligible, par-delà les systèmes nécessairement connotés de représentation. Et d’offrir à l’amateur convié au tourbillon des images, une machine de vision, un dispositif scopique, à la fois critique et ludique, intelligent et jouissif.

Christine Jamart

Robert Suermondt, Paintings in the space. La nuit du bal, Fabian & Claude Walter Galerie.

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