Suermondt se machine (se fabrique) un montage, quelque chose de baroque, au sens où le Baroque est un art des télescopages et des débordements. Il en multiplie le staccato, agençant des syncopes à plusieurs niveaux : portraits décapités, plans colorés, espaces de dessin, blancs nuls, associations de matériaux hétérogènes sur les marges, etc. Le Baroque est une ligne folle qui ne s’arrête jamais ! Mettant à mal le percept, Robert Suermondt déclare : « J’aime à faire bifurquer le regard autant que retourner les images. […]J’ai peint, au temps où j’étais à la Rijksakademie d’Amsterdam, des paysages “réversibles”, qui pouvaient se lire comme on les voyait, accrochés au mur, mais aussi la tête en bas. Il y a une idée de renversement qui est aussi une proposition d’altérité. »1 On ne peut s’empêcher de penser à Kandinsky, sa fameuse anecdote d’une reproduction des Meules de Monet tombée à l’envers dans son atelier et suscitant la toute première abstraction. Avec Robert Suermondt, cette turbulente machine d’abstraction est constamment à l’œuvre. Il sait que des formes géométriques hantent les images, qu’il y a, comme il le dit, des « échos géométriques dans les images ». Le travail de l’abstraction est donc engagé dans la chair de toute image. Il y a l’image, la forme et la pulsion. Ce sont trois degrés de la représentation2. Le tout est de les mettre en phase de façon à ce qu’ils construisent un rythme, émettent une fréquence pour faire trembler les certitudes du réalisme.
Depuis Degas, la peinture en devenir a renoncé à ses encadrements clos et centrés pour privilégier des cadrages de photographe et de cinéaste. Le cadrage n’apparaît dans le Petit Larousse qu’en 1923… Et qui dit « cadrage » dit « plan de coupe », coupure dans le flot de la représentation. Robert Suermondt aime parler du cadrage : « Je pense que l’on baigne toujours dans l’apologie du cadre, bien que nous soyons dans une civilisation du cadrage. Si l’on regarde une photo de presse
commune, on est chaque fois dans l’exclusion et même la négation de l’à-côté. » Dès lors, comment réagir au photo-centrisme infatigable et nostalgique de notre culture ? En multipliant les coupures au sein du tableau, l’empêchant de se définir selon une seule focale. Quelque chose de Pollock ou du cubisme hermétique. Merce Cunningham disait que « chaque point de la scène doit être important pour le danseur ». Mais cela ne suffit pas. Robert Suermondt sait que pour déclencher et soutenir le regard nomade du spectateur (le nomadisme est « subversif », dit-il), il convient d’y introduire une respiration. Il pense dès lors aux plis des textiles, d’une peau, d’un accordéon comme autant d’aspirations-expirations. Le « pli » est le point d’oscillation de sa peinture, son swing baroque3 . Tous ses tableaux sont à lire comme des musiques incurvées, bombées, ployées, des inflexions où la géométrie devient souffle. Pour Suermondt, cette respiration rend les formes poreuses, leur tempère un côté métallique qu’elles affirment d’autre part. On peut dire aussi que ses torsions du dedans et du dehors font du tableau une sorte de membrane où la fonction scopique perd sa force dominante. On passe du rétinien au tact et même à des sensations gustatives : « On pourrait dire que le tactile est de l’ordre de la caresse, dit Suermondt, alors que tout désir suppose un écart, une séparation. » Toujours ce pli qui sépare et connecte.
Cadrages sécants, coupures nomades, télescopages latéraux ou zooms catastrophiques, plis baroques, passages de l’optique à la tactilité… il n’en faut pas plus pour qualifier la peinture de Robert Suermondt de chaotique. Vieille affaire de la peinture, me dira-t-on. Les peintres n’ont-ils jamais fait autre chose que de s’approcher au plus près du chaos, voire à s’immerger en lui ? Certes, mais il y a plusieurs conceptions au chaos. Celle de Jérôme Bosch, liée aux origines et à la peste de l’Eden, n’est pas celle de Turner, extasié par l’embrasement brownien de la thermodynamique. Toutes les cultures n’inventent pas leur Orphée et sa quête
d’une Eurydice interdite au retournement du regard. Aller au chaos et en revenir, telle est la question. Aujourd’hui, le chaos est plutôt à définir comme la turbulence même du vivant saisi à son niveau le plus intense : là où se bousculent et s’entremêlent une surabondance de propositions de sens. Et c’est à ce niveau-là que Suermondt l’explore. Cette surabondance d’éléments simultanés étant pour lui celle des médias. Car le cinéma seul ne lui suffit pas. Il aime les magazines. Il y découpe des centaines d’images. Lorsqu’il fut invité à Unlimited de la Foire de Bâle (2008)4, Robert Suermondt exposa une grande fresque composée de fragments d’images photocopiés.
Cela se ruait vers un coin de la salle. Ou cela surgissait de ce même angle mural. Peu importe, l’impression qui prévalait était celle d’une telle surabondance
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