Trou dans le Miroir ( Benoit Dusart)
Beaucoup de peintures de Robert Suermondt – si pas toutes – reposent sur ce contrat implicite : l’adhésion du regard aux images ne serait qu’une halte, une escale nécessaire au abord d’un puit sans fond ou d’un maillage privilégiant, à toute hiérarchisation des formes, le tracé rhizomique de scènes irréductibles à toute notion de paysage.
Au départ, rien de plus concret que le couvercle dune boîte d’aquarelle ou que des voitures sur le parking d’un Whole foods market de San-Francisco. La série des Angulations, comme celle des automobiles, est née d’une curiosité pour une forme ou un film, à portée de l’œil ou du clavier[1], inspirant les prémices d’un travail déportant ces choses en un champ souple et ductile, à rebours de toute fixation perceptuelle. Si, la peinture de Robert Suermondt ne semble jamais s’épuiser, ce n’est pas seulement affaire de détails (qui n’en sont pas) ou d’un savoir-faire formel. Ce qui attire et retient le regard et la pensée tient surtout des multiples renversements, paradoxes et chausses trappes qui offrent corps et sens aux tableaux. Si l’opposition abstraction/figuration n’a jamais eu beaucoup de pertinence –et encore moins ici – il en va aussi de celle qui opposerait l’image et son sous texte, la forme comme métaphore d’enjeux conceptuels et narratifs plus ou moins explicites.
On peut bien sur aborder l’œuvre de cette façon et voir dans les Angulations la reprise en peinture des livres miroir compilés à partir du 12ième siècle : dans la tradition scolastique, ces livres se veulent intermédiaires entre le terrestre et le divin, par l’intermédiaire d’une écriture dont la densité doit pouvoir devenir translucide, « toute entière ouverte à l’évidence de son objet et disparaissant derrière elle [2]». Le Speculum sine macula a pour vocation de remplacer tous les livres, les absorber, en tenir lieu. Sa forme accomplie serait celle d’un miroir de lumière composé de toutes les images possibles et de tous les mots, ne reflétant qu’un éclat aveuglant, saturant l’imaginaire au point de le rendre KO. Si la peinture de Robert Suermondt tend vers cette logique spéculaire, s’est en s’adjoignant de perspectives et d’ombres portées, jouant sur la concavité et la convexité, brouillant parfois le rythme et démultipliant ses motifs, sans jamais complètement les standardiser. Bien sûr il s’agit d’images et non d’éclats divins, mais cela vibre et sature au point d’éprouver très concrètement le regard, à la fois happé et repoussé, sans qu’il ne puisse totalement embrasser l’ensemble, le définir et s’y identifier.
La portée philosophique de cette série relève d’une pensée en images et non de l’image d’une pensée. L’expérience perceptuelle concurrence toujours les références et les symboles qu’on peut lui adjoindre, sans que jamais ne s’émousse l’irrépressible besoin de sens qu’appelle cette mise en énigme picturale. En otage et aux aguets, le regard ne peut que fouiller inlassablement la surface, au point d’en oublier les bords. Car à rebours de leur fixité géométrique, les motifs semblent toujours en mouvement, se virtualisent, en appellent à une résolution qui ne semble jamais se situer strictement dans la matérialité des tableaux.
Bien que formellement très différente, la série des automobiles en appelle elle aussi à ces cheminements. On peut ici se soutenir d’un imaginaire commun, plus ou moins fétichiste et critique mais conceptuellement rassurant. Bien plus qu’un objet, la voiture n’a pas la neutralité des formes
exploitées dans les Angulations. Elle est une industrie, une économie, se prolongeant d’auto-écoles en stations-services, de signalisations en contrôles de police. Elle exige ses voies propres, détermine la largeur des trottoirs pour organiser l’essentiel du mode de vie urbain. Elle repose sur une conception individualiste du transport et sur le mythe de la liberté et de la propriété individuelle, comme elle conditionne encore notre rapport au temps et l’essentiel de notre environnement[3]… Il n’est pas interdit d’aborder les peintures via cette entrée, d’autant que leur traitement, à la fois ludique et très ironique renvoie aussi aux saveurs un peu cruelles de l’enfance, aux jouets désossés ou brulés, lancés des balcons ou contre les murs…pour voir.
Cependant, les voitures de Robert Suermondt ne semblent pas être des machines, ni vraiment des jouets. Organiques et molles, leurs surfaces presque duveteuses semblent faites d’une chair fragile, malmenée au point de se déchirer ou plutôt de se tordre monstrueusement. Si l’on flirte bien avec la métaphore et la dystopie, cette narration n’est certainement pas le seul enjeu. Là encore et bien au-delà des références picturales – on peut y voir par accident du Francis Bacon ou du Malcolm Morley – c’est le vertige relationnel qui, comme pour les angulations, donne vie à ces peintures. Aplats et perspectives trompeuses hâtent un apparent chaos qui, là encore, résiste à toute clôture perceptuelle. Si les points d’appuis sont nombreux, on est toujours à la limite du déséquilibre, comme pour inciter le regard à se remettre rapidement en mouvement. Cette vitesse est bien réelle, comme le sont les multiples redirections induites par les compositions.
Associées l’une à l’autre, ces deux séries forment dans l’espace d’exposition autant de stations-relais. A la fois balises et champs d’attractions, elles attestent des 1000 directions prises par la peinture, comme pour nous y perdre et chaque fois nous y ramener…A l’image de cette monumentale Voie Royale qui de strate en strate, de plus en plus profondes, fantomatiques et intimes, semble creuser inlassablement son sillon.
Benoit Dusart.
[1] La série des automobiles trouve sa source dans l’étude du maillage urbain de la côte ouest américaine, via Google Maps, à la trace des décors d’un film.
[2] Agnès Minazzoli, La première ombre, réflexion sur le miroir et la pensée, Minuit, 1990, P30.
[3] Sur cet état de fait, Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau, essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, La Découverte, 2018.