Trou dans le Miroir ( Benoit Dusart)

Trou dans le Miroir ( Benoit Dusart)

Galerie Michèle Schoonjans, Bruxelles, mai 2022
 

Beaucoup de peintures de Robert Suermondt – si pas toutes – reposent sur ce contrat implicite : l’adhésion du regard aux images ne serait qu’une halte, une escale nécessaire au abord d’un puit sans fond ou d’un maillage privilégiant, à toute hiérarchisation des formes, le tracé rhizomique de scènes irréductibles à toute notion de paysage.

Au départ, rien de plus concret que le couvercle dune boîte d’aquarelle ou que des voitures sur le parking d’un Whole foods market de San-Francisco. La série des Angulations, comme celle des automobiles, est née d’une curiosité pour une forme ou un film, à portée de l’œil ou du clavier[1], inspirant les prémices d’un travail déportant ces choses en un champ souple et ductile, à rebours de toute fixation perceptuelle. Si, la peinture de Robert Suermondt ne semble jamais s’épuiser, ce n’est pas seulement affaire de détails (qui n’en sont pas) ou d’un savoir-faire formel. Ce qui attire et retient le regard et la pensée tient surtout des multiples renversements, paradoxes et chausses trappes qui offrent corps et sens aux tableaux. Si l’opposition abstraction/figuration n’a jamais eu beaucoup de pertinence –et encore moins ici – il en va aussi de celle qui opposerait l’image et son sous texte, la forme comme métaphore d’enjeux conceptuels et narratifs plus ou moins explicites.

On peut bien sur aborder l’œuvre de cette façon et voir dans les Angulations la reprise en peinture des livres miroir compilés à partir du 12ième siècle : dans la tradition scolastique, ces livres se veulent intermédiaires entre le terrestre et le divin, par l’intermédiaire d’une écriture dont la densité doit pouvoir devenir translucide, « toute entière ouverte à l’évidence de son objet et disparaissant derrière elle [2]». Le Speculum sine macula a pour vocation de remplacer tous les livres, les absorber, en tenir lieu. Sa forme accomplie serait celle d’un miroir de lumière composé de toutes les images possibles et de tous les mots, ne reflétant qu’un éclat aveuglant, saturant l’imaginaire au point de le rendre KO. Si la peinture de Robert Suermondt tend vers cette logique spéculaire, s’est en s’adjoignant de perspectives et d’ombres portées, jouant sur la concavité et la convexité, brouillant parfois le rythme et démultipliant ses motifs, sans jamais complètement les standardiser. Bien sûr il s’agit d’images et non d’éclats divins, mais cela vibre et sature au point d’éprouver très concrètement le regard, à la fois happé et repoussé, sans qu’il ne puisse totalement embrasser l’ensemble, le définir et s’y identifier.

La portée philosophique de cette série relève d’une pensée en images et non de l’image d’une pensée. L’expérience perceptuelle concurrence toujours les références et les symboles qu’on peut lui adjoindre, sans que jamais ne s’émousse l’irrépressible besoin de sens qu’appelle cette mise en énigme picturale. En otage et aux aguets, le regard ne peut que fouiller inlassablement la surface, au point d’en oublier les bords. Car à rebours de leur fixité géométrique, les motifs semblent toujours en mouvement, se virtualisent, en appellent à une résolution qui ne semble jamais se situer strictement dans la matérialité des tableaux.

Bien que formellement très différente, la série des automobiles en appelle elle aussi à ces cheminements. On peut ici se soutenir d’un imaginaire commun, plus ou moins fétichiste et critique mais conceptuellement rassurant. Bien plus qu’un objet, la voiture n’a pas la neutralité des formes

exploitées dans les Angulations. Elle est une industrie, une économie, se prolongeant d’auto-écoles en stations-services, de signalisations en contrôles de police. Elle exige ses voies propres, détermine la largeur des trottoirs pour organiser l’essentiel du mode de vie urbain. Elle repose  sur une conception individualiste du transport et sur le mythe de la liberté et de la propriété individuelle, comme elle conditionne encore notre rapport au temps et l’essentiel de notre environnement[3]… Il n’est pas interdit d’aborder les peintures via cette entrée, d’autant que leur traitement, à la fois ludique et très ironique renvoie aussi aux saveurs un peu cruelles de l’enfance, aux jouets désossés ou brulés, lancés des balcons ou contre les murs…pour voir.

Cependant, les voitures de Robert Suermondt ne semblent pas être des machines, ni vraiment des jouets. Organiques et molles, leurs surfaces presque duveteuses semblent faites d’une chair fragile, malmenée au point de se déchirer ou plutôt de se tordre monstrueusement. Si l’on flirte bien avec la métaphore et la dystopie, cette narration n’est certainement pas le seul enjeu. Là encore et bien au-delà des références picturales – on peut y voir  par accident du Francis Bacon ou du Malcolm Morley  – c’est le vertige relationnel qui, comme pour les angulations, donne vie à ces peintures. Aplats et perspectives trompeuses hâtent un apparent chaos qui, là encore, résiste à toute clôture perceptuelle. Si les points d’appuis sont nombreux, on est toujours à la limite du déséquilibre, comme pour inciter le regard à se remettre rapidement en mouvement. Cette vitesse est bien réelle, comme le sont les multiples redirections induites par les compositions.

Associées l’une à l’autre, ces deux séries forment dans l’espace d’exposition autant de stations-relais.  A la fois balises et champs d’attractions, elles attestent des 1000 directions prises par la peinture, comme pour nous y perdre et chaque fois nous y ramener…A l’image de cette monumentale Voie Royale qui de strate en strate, de plus en plus profondes, fantomatiques et intimes, semble creuser inlassablement son sillon.

                                                                                                                 Benoit Dusart.


[1] La série des automobiles trouve sa source dans l’étude du maillage urbain de la côte ouest américaine, via Google Maps, à la trace des décors d’un film.

[2] Agnès Minazzoli, La première ombre, réflexion sur le miroir et la pensée, Minuit, 1990, P30.

[3] Sur cet état de fait, Bernard Lahire, Ceci n’est pas qu’un tableau, essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré, La Découverte, 2018.

Un Temps sans âge (extrait – 2014)

Un Temps sans âge (extrait – 2014)

Chronique 8, Flux News 63

Mars 2014

Aldo Guillaume Turin

…A partir de quel moment une oeuvre est-elle dite une oeuvre? Doit-on se ranger à l’avis des critiques qui l’accompagnent, l’analysent, éformant plus d’une fois ses intentions, arrachant à vif ses racines que tentent en vain de dissimuler un secret de fabrication, ou une palette de sensations contradictoires et croire à une capacité pour elle de surgir d’unequête intérieure que les espèces communes ignorent ? Mozart composait, paraît-il, ses plus aériennes phrases musicales, et même avec une facilité se renouvelant sans qu’il eût à bien y réfléchir, du fond d’une imagination si débordante que la transcrire sur papier lui était un saut dans un domaine étranger à sa verve native. L’intéressant, depuis que la critique a appris à se pencher sur la méthode élue par un créateur, dès lors que l’exigence qu’il a faite sienne – spectre d’une diagonale du fou courant du plus volatil jusqu’au plus sévère – conduit au-delà de son espoir, c’est l’accès désormais ouvert à des arborescences à l’aune desquelles la notion de « résultat » n’occupe plus la place principale. On ne nous demande pas d’oublier ce qu’il est, ce résultat, on admet maintenant qu’il renvoie à un pouvoir de décantation dont l’objet est avant tout un travail de sape des langues admises, des moyens que développent le langage et sa maîtrise, peu importe le véhicule, musique, texte, visualité.

Voilà les pensées qui venaient, à la découverte des collages de Robert Suermondt, peintre qui, à l’aide de ce qu’il convient de percevoir comme des ébauches, des avant-projets de tableaux, ou des coups de sonde, signifie à son tour le parti pris d’émotion et de vérité à quoi se référer lorsque, comme ici, se montrent à l’état brut, et sans nulle feinte, les étapes du processus poétique. On ne s’étonnera pas, puisqu’il s’agit de collages, qu’il y ait matériau de réemploi – Suermondt sait parfaitement que le mode de réalisation qu’infère un collage remonte à l’époque cubiste, et que Braque et Picasso ont tiré le meilleur miel de ces trophées ruinés qu’étaient les débris qu’ils trouvaient et métamorphosaient, genre carton et journal à gros caractères. On ne se trompera guère en affirmant que ce registre formel a atteint son âge adulte. Le revendiquer, par conséquent, ne saurait ni apporter du neuf, ni mener à une révision des conquêtes ou des enjeux propres à un style d’approche plastique qui, après la révolution qu’il a suscitée, jouit du statut à la fois de mythe et d’exemple. D’où cette remarque: aucune surprise n’est déclenchée par les « barquettes » qu’utilise Suermondt – ce sont des récipients qui ne devaient servir qu’à conditionner ce qu’on appelle des « plats préparés », ceux-là que l’industrie alimentaire produit, à niveau égal avec d’autres « biens de consommation », à la chaîne. Aucune surprise, c’est un fait ; mais en revanche le choc devant une série de travaux à cohésion interne alternative.

 

Il revient à la maison d’édition La lettre volée d’avoir permis que l’on puisse comparer les collages de l’artiste et le film qu’il a élaboré sur base du morcellement des surfaces, du heurt des parcelles, du procédé consistant à laisser bourgeonner de l’une à l’autre des sortes de pièces d’un puzzle au profit d’une absence totale de discrimination entre ces éléments impossibles à rapporter à uniquement l’idée de chaos circonscrit avec adresse: comptent tout autant, et insistent, celles de mise au cordeau défaillante et de dépistage contrarié d’une loi d’observance étendue à tous les postes. C’était en novembre dernier, et les locaux où régnaient les collages se prêtaient à merveille à un effet de confluence entre médiums. On assistait, d’un côté, à un film, plutôt à une succession très rapide de plans structurés à l’identique, se recouvrant et s’éliminant à la vitesse supposée de leur enregistrement, et où des connexions inédites rejaillissaient de « barquettes » soumises à un rythme d’apparitiondisparition les rejetant au vide – comme s’il était question de déterminer leur pouvoir de résistance face aux formes, aux textures « importées » sur elles, et face aussi aux levées de clair et d’obscur en rapport avec quelque évanouissement d’un mirage. Et, de l’autre, à la juxtaposition dans l’espace réel de ces mêmes séquences, soudain rendues à l’immobilité, un cimetière d’impressions et de redoublements tactiles en appel de ce « point de vue documenté » dont parlait autrefois Jean Vigo. On ressentait ce travail comme un battement de paupières: ces sédiments obéissaient à un impératif d’instantanéité, de transhumance du langage, loin de tout désir de s’arrêter en route – de combler les intervalles, de repos ou de simple aspiration au silence, au rien, qu’il arrive très souvent, trop souvent, au langage d’échanger contre des cryptages qui les nient….

Copyright 2018 Robert Suermondt Mentions Légales

Divers

Divers

Copyright 2018 Robert Suermondt Mentions Légales

Collages Quatres 2003 – 2005

Collages Quatres 2003 - 2005

Copyright 2018 Robert Suermondt Mentions Légales

Artifex Mundi – (2012)

Artifex Mundi – (2012)

A la coupe, est le titre donné à la nouvelle exposition de Robert Suermondt à la Galerie Briobox, Paris. Occasion de revenir sur un travail protéiforme et en tout point cohérent. On a beaucoup écrit sur l’aspect cinématographique de ses peintures – Suermondt est un maître du cadrage et du mouvement- mais il serait dommage d’évacuer l’analyse au profit d’une description apologétique d’un chaos magnifié en ses points ultimes de suspension. L’artiste offre finalement beaucoup plus que des images. Il met en scène le désir de nous y unir, et donc cette tragédie qui nous est constitutive : le renoncement à notre part manquante, ce reflet que Narcisse ignorait tel. Inaccessible et pourtant consubstantiel à notre être.

On se souvient d’abord des paysages réversibles, huiles sur toile d’ensembles urbains de facture réaliste et qui abîmaient le regard en de subtils effets miroirs suggérant que l’envers était aussi l’endroit. Si ces peintures induisaient une certaine emprise sur le corps du spectateur, invité à courber son regard ou, mieux, manipuler la toile, la dimension spéculaire du travail était finalement contenue en ses surfaces tangibles, sans qu’aucun trouble, autre que perceptuel, ne participe de cette projection/aspiration du regard que l’artiste développa ensuite. La surface pouvait se lire en miroir, mais n’en était pas un. Robert Suermondt abandonna ce travail assez vite, lassé d’une pratique qui aurait pu s’épuiser en formule. On peut aussi faire l’hypothèse d’une ambition plus grande, ou d’une intuition plus ferme sur la portée anthropologique que peut avoir l’art lorsqu’il cherche à interroger les enjeux normatifs et performatifs de la représentation.

Normatifs d’abord. La série de tableaux et collages produits entre 2006 et 2009 (1) aborde de façon aussi outrancière que juste la question de l’aliénation. Sous un angle très critique, Robert Suermondt questionne l’image médiatique en ses aspects les plus totalitaires. Emblématique de cette période, Exe suggère symétriquement une passion narcissique effroyable et le néant sur lequel celle-ci débouche inexorablement. Sous l’emprise du même, les individus peints par l’artiste s’agglutinent telle une nuée d’insectes sans visage, les bras chargés de cameras et de micros, refoulés au centre de l’espace pictural, point nodal où s’engloutit l’altérité et la raison. Exe, saturée de formes et fourmillant d’éclats, se fait paradoxalement figure du vide, l’expression d’une infinie douleur et d’un parfait aveuglement. A l’image de Narcisse, qui « prend pour un corps ce qui n’est que de l’eau (2) », la foule semble vouloir doubler la logique même de la représentation : l’écart nécessaire entre soi et « l’autre de son image », ce régime d’interlocution dont la dimension spéculaire institue le sujet en tant qu’être divisé, c’est-à-dire comme source et reflets d’altérités.

Exe, 2008, Galerie Annet Gelink

Sans quoi l’image dévore. Ce constat, inlassablement repris par certain, aurait pu engager Robert Suermondt dans une reconduction infinie du principe. Mais l’artiste a toujours su émanciper son travail de la reproduction. A l’image de ses peintures et collages, sa pratique est faite de coupes, de sursauts et d’échappées.

L’abandon récent de toute trace d’élément figuratif dans ses peintures ne déporte pourtant pas son travail hors d’une réflexion critique sur le caractère intrinsèquement dogmatique des images. Il faut entendre le terme selon son acception anthropologique, telle que proposée par Pierre Legendre (3): les images, nous en sommes d’abord le reflet. Au-delà d’une arme symbolique qui manipule parfois jusqu’au meurtre de soi et des autres, la relation spéculaire dialectise notre rapport au monde et nous y ancre aussi poétiquement. Point de départ et d’arrivée de toutes formes de régulation sociale, les représentations nous donnent corps autant qu’elles façonnent le monde. J’ignore quelles relations Robert Suermondt entretien avec lui. Ses dernières œuvres en tout cas le questionnent au point d’en tordre les formes jusqu’à l’implosion.

 

Tout est ici instable, vivant, rétif à toute fixité et définition. L’image est un feu qui ne se consume pas : Exe fait place à Esse. La parenté entre les deux diptyques ne tient pas seulement à leur dispositif d’accrochage – deux toiles exposées symétriquement sur un angle de la surface d’exposition. Ces peintures peuvent se lire comme les deux faces, sombres ou lumineuses, d’un même processus d’identification. Gagné au prix d’une néantisation pour l’une, embrasé du désir d’altérité pour l’autre. Esse, tout comme les travaux récents de Robert Suermondt, fonctionne comme les figures de Rorschach. On s’y projette d’autant plus profondément que le piège visuel est un piège à penser.

L’espace pictural se délite en fragments, semble aspiré en son centre. Il est question d’espaces désarticulés, de traces indicielles de métamorphoses, de lignes de fuite qui semblent recomposer à l’infini un ensemble de formes en suspension, génératrices d’une architecture vertigineuse, ouverte et délirante. Suite de seuils et d’intervalles, la composition semble se déployer à l’unisson d’un désir affranchi de tous cadres. L’image ne se révèle qu’en ses transformations et s’étend en un tumulte extasié, contre tout retour des choses…

Cette clameur exige une distance, un recul nécessaire. Et le regard de se projeter, d’osciller et d’arpenter ce qui devra finalement se penser ou s’écrire, à défaut d’être épouser.

 

B. Dusart.

L’Art Même, décembre 2012

  1. Réunies dans le catalogue Robert Suermondt. Redistribution des pièces, Texte de Pierre Sterckx, La lettre Volée, 2009.
  2. Ovide cité par Pierre Legendre in Leçon III. Dieu au Miroir. Etude sur l’institution des images. Fayard, 1994.p.47.
  3. Pierre Legendre, Leçon I. la 901° conclusion. Etude sur le théâtre de la raison, Fayard, 1998.